"L'hymne officieux de l'Union européenne, qu'on a pu entendre à l'occasion de mains évènements politiques ou sportifs, cet Hymne à la joie extrait du dernier mouvement de la Neuvième symphonie de Beethoven est un vrai "signifiant vide" qui peut servir à n'importe quoi. En France, il a été élevé par Romain Rolland au rang d'ode humaniste célébrant la fraternité des peuples (la "Marseillaise des peuples"); en 1938, il fut le clou du spectacle des Reichmusikstage (les "Jours de la musique du Reich") et fut joué, plus tard, pour l'anniversaire de Hitler; jusque dans les années 1970, il était donnéen l'honneur de la médaille d'or allemande lorsque les équipes olympiques de l'Ouest et de l'Est réunies en une seule pour représenter l'Allemagne, participaient à la compétition; le régime rhodésien de Ian Smith, partisan de la suprématie blanche, qui décréta l'indépendance à la fin des années 1960 afin de maintenir l'apartheid, en fit son hymne national. (...)
Il n'est donc pas difficile d'imaginer un spectacle de fiction auquel assisteraient tous ceux qui sont des ennemis jurés, de Hitler à Staline, de Bush à Saddam, oubliant leurs oppositions pour participer à un moment magique de fraternité extatique...
(...)
Et si nous avions par trop domestiqué l'Hymne à la joie, si nous nous étions trop habitués à le considérer comme un symbole de joyeuse fraternité? Et s'il était nécessaire de s'y affronter à nouveaux frais?
Cela ne vaut-il pas pour l'Europe aujourd'hui? Après avoir invité des millions d'êtres à s'enlacer, du plus élevé au plus insignifiant (vermisseau), la deuxième strophe (de l'Hymne à la joie) s'achève de manière inquiétante: "Und wer's nie gekonnt, der stehle weinend sich aus dem Bund" ("Mais vous que nul amour n'effleure, en pleurant, quittez ce choeur!"). Que l'Hymne à la joie de Beethoven soit devenu l'hymne non officiel de l'Europe n'est pas sans ironie, une ironie qui tient bien sûr au fait que la cause principale de la crise de l'Union est précisément la Turquie: si l'on en croit la majorité des sondages, l'une des principales raisons invoquées par ceux qui ont votés "non" aux derniers référendums en France et aux Pays-Bas était la peur des immigrés venus d'Orient, une peur qui s'articule politiquement à l'opposition de l'entrée de la Turquie dans l'Union. Le "non" peut être posé en termes populistes et droitiers (non à la menace culturelle turque, non au travail immigré turc bon marché) ou en termes multi-culturalistes et libéraux (la candidature de la Turquie ne devrait pas être retenue en raison du traitement que ce pays réserve aux Kurdes, de son incurie des droits de l'Homme). La réponse opposée, le "oui" est aussi la fausse cadence finale de Beethoven...
Devrait-on admettre la Turquie dans l'Union ou la laisser "sortir à pas feutrés hors de l'Union (aus dem Bund - quitter ce choeur)"? L'Europe survivra-t-elle à la "marche turque"? Et si, comme dans le final de Beethoven, le vrai problème n'était pas la Turquie mais la mélodie elle-même, la chanson de l'Union européenne telle qu'elle nous est jouée par l'élite pragmatique, technocratique et post-politique bruxelloise?
C'est d'une mélodie totalement neuve, d'une nouvelle définition de l'Europe, dont nous avons besoin.
(...)".
Slavoj Zizek
Bienvenue au réel européen, 2005
in Bienvenue dans le désert du réel, 2002.
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